
Amanda
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Amanda fait peur ; les yeux noirs toujours froncés, elle attend qu’on tourne le dos,… et frappe. “Elle est toujours à l’affût d’un “coup de poing ou de genou"... voilà ce que les soignants ont tracé suite à de multiples placements d’où elle a été “renvoyée”. De Charybde en Scylla, sa famille tente d’organiser une prise en charge au domicile d’un des fils.
Son fils et sa belle fille, pourtant bienveillants, sont épuisés, elle rosse les soignants qui interviennent chez eux, et la surveillance rend leur vie infernale. Elle vit dans la ferme de son fils agriculteur, au grand air, avec beaucoup d’espace et la visite des enfants et petits enfants. Dans la vie normale, on pourrait dire que c’est formidable que cette femme âgée malade puisse rester dans son environnement entourée des siens. Mais n’est-ce pas méconnaître les curiosités de cette maladie ? Est-ce trop de stimuli ou pas assez de stimuli qu’il convient ?
Même médicamentée à haute dose, elle reste à un niveau de vigilance qui lui permet de fomenter des fugues dont la dernière nécessite l’intervention d’un hélicoptère et de la brigade de recherche. Elle fut retrouvée au bout de deux jours dans un fossé, endormie et c’est avec malice qu’elle dit à la personne qui la trouva : “ah! je vous attendais !”.
Il lui faut un secteur fermé avec un personnel aguerri à ce type de pathologie. Son arrivée dans le secteur protégé de l’institution est préparée. Entre les médecins, les soignants et la famille, il faut expliquer aux uns, tempérer les autres. L’idée n’est pas de l’enfermer mais de réduire l’environnement à un espace qu’elle puisse comprendre et maîtriser. Nous faisons l’hypothèse qu’au stade de sa maladie, elle se perd au sens propre.
Les premiers jours, elle est en repérage et frappe les soignants et les résidents sans raison, juste parce qu’ils passent par là.
Notre lingère Annie n’a pas le temps d’anticiper la gifle qu’elle reçoit parce qu’elle lui porte son linge. Une infirmière se fait mordre le bras et en garde un suçon qui n’est pas du meilleur effet. Un résident voisin a le tort de vouloir lui prendre la cruche d’eau qu’il reçoit en pleine face. Même Antoine se fait avoir avec un croc en jambe tandis qu’il porte des seaux de peinture (fermés). Cette période dure trois semaines et génère quelques tensions mais, nous non plus, nous ne lâchons pas.
Puis, progressivement, elle apprend où se trouve la cuisine et s'intéresse aux gâteaux, elle apprend qu’elle peut sortir accompagnée dans les jardins et même dehors. Le fait d’être accompagnée pour tout lui fait entrevoir une forme de liberté. Elle comprend enfin qu’elle peut ne pas se perdre si elle est avec nous et maintenant, elle sait qu’elle pourra compter sur nous. Rien ne laisse entrevoir qu’elle est triste loin des siens, elle reconnaît sa chambre, sa place à table.
Elle ne tape plus et peut participer à beaucoup d’activités sociales. Cette paix retrouvée nous fit découvrir une Amanda adorable, toujours prête à participer notamment en cuisine où elle excelle (si on est derrière elle). Elle bat la pâte à crêpes avec autant d’énergie guerrière qu’elle mettait à nous rouer de coups. Elle fait des mayonnaises à nulle autre pareil…
Maîtriser son environnement l’a aidé à reprendre la main, elle a rogné une portion de vie supplémentaire qu’elle a conquise de haute lutte.
Sa famille vient la voir, ils sont heureux, déculpabilisés en la voyant aller et venir tout sourire. Malheureusement, c’est omettre que la maladie suit son cours. Au bout d’une année, la dégradation cognitive l'étourdit et elle a des difficultés à participer aux activités. Nous la sentons déprimée, elle n’a plus l’entrain sympathique qui la poussait à fredonner, à danser même.
Nous ne pouvons qu’assister à ce déclin. Très vite, elle se tasse, ne marche plus, ne mange plus puis, les derniers jours, elle s’endort dans son lit et part dans son sommeil.
Je me dis qu’entre l’Amanda que nous avons connue à son arrivée, toute griffe dehors, et l’Amanda qui est partie en paix en ayant gagné une année de vie paisible, la maladie a été apprivoisée et que cette concorde partagée par les siens, ce n’est pas rien.
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