top of page

    Angèle

     

    C’est ma première fois. J’ai déjà vu des personnes décédées, toutes "prêtes", maquillées,  comme si on voulait faire oublier le froid, comme si ces lèvres rougies et collées allaient s'entrouvrir… (les fonds de teint et les roses aux joues dont on affuble les défunts m’ont toujours horrifié, comment imaginer laisser un dernier baiser à un aimé mort déguisé en clown ?) 

    J’avais donc vu des personnes décédées mais sans les reconnaître, sans retrouver ce teint si particulier de la mort, le visage glabre mais limpide, la peau hâve mais diaphane, aspirée de toutes scories, en un mot reposée. J’avais vu tout cela, mais je n’avais pas assisté au moment de la mort, là où tout s’évapore. 

     

    C’est avec Angèle que je le vis. Elle, nonagénaire, et moi jeune stagiaire. 

    Elle a la peau encore lisse même autour des yeux, et on peut deviner le pouls pulser à travers l’épiderme de ses poignets qui tressautent sous la rythmique. Ses veines n’apparaissent pas en réseau violacé typique de la peau des personnes âgées, elles sont justes profondes et laissent intact le blanc laiteux de sa peau. Quelques cheveux longs, des fils blancs soigneusement tissés que les soignants, par facilité, ont nattés en une sorte de pinceau qui roule dans son cou. 

     

    C’est le matin, elle est dans son lit, confortable. Ce lit n’est jamais fripé, à croire qu’elle ne bouge jamais : les draps lisses, la peau fraîche d’albâtre ; de plus, elle ne sent pas “le vieux” qui est une odeur caractéristique d'un mélange de sueur rance sans hormone, d’eau de Cologne éventé, de mycose galopante. Sur cette base, encore faut-il ajouter l’haleine acidosique, les cheveux collés, les relents d’urine... Chez Angèle, rien de tout cela, son teint de neige reste frais, immarcescible. 

     

    Pourquoi ne pas lui demander son secret ? Sans doute suis-je impressionnée, son regard est bleu clair, un regard à la “Michèle Morgan”. Dans son cas, clarté rime avec lucidité. Elle est lasse mais prête, paisible. Je peux sentir ce calme et cette détermination. Mais à l’époque, ma jeunesse occulte toute analyse un peu fine de la situation.  

     

    Je suis venue pour les soins de ses yeux. Docile, elle laisse les gouttes imbiber chaque œil sans ciller. Je m'apprête à partir lorsqu’elle retient ma main.  

    Surprise, elle répond à mon regard interrogateur :  

    - Restez, s’il vous plaît, je veux que vous restiez. 

    Pas un instant, je me dis qu’elle va mourir ;  même maintenant, après toutes ces années, je cherche tout ce qui m’a forcément échappé, et rien hormis la puissance et la pénétrance de ce regard, aucun indice, aucune occurrence ne me revient. Et pourtant, du moment où elle me prend la main, je ne la quitte pas des yeux, mais rien, je n’ai vu dans ses yeux aucune peur, aucune question. Il ne me revient que la couleur cristalline.  

    Je ne sais pas ce qu’elle veut mais au moins, je comprends que c’est important et je m'assois au bord du lit.  

    Bêtement, je lui parle, et je pense que je la noie avec des paroles qu’elle ne peut sans doute déjà plus recevoir... quoique ; elle me serre la main et ferme les yeux. Je ne comprends toujours rien, je ne vois toujours rien. 

     

    Je repose mes questions qui, aujourd’hui, me semblent lourdes et niaises :  

    - Qu’est ce qui se passe, vous avez mal quelque part ? 

    Pas de réponse mais je sens que sa respiration devient difficile.  

    A ce moment, n’importe quel soignant appelle de l’aide, peut-être un peu d’oxygène, peut-être la réinstaller dans le lit pour qu’elle respire mieux. Je ne bouge pas un cil, je suis à la fois sidérée, hébétée et je reste assise là avec ma main prise dans son étreinte. 

     

    S'immisce enfin dans mon cerveau, la possibilité qu’elle soit en train de mourir, là tout simplement, discrètement. Je reste stoïque, je ne suis pas troublée, je pense que je devrais faire quelque chose et je pense en même temps que je n’en ferai rien. 

    Je ressens très exactement ce moment magique où, lors d’une balade en forêt, je tombe nez à nez avec un animal sauvage. Saisie par la beauté, je me pétrifie et observe. Le plus souvent chevreuil, biche, renard sont effrayés et se sauvent, mais parfois, il arrive qu’il y ait un face à face. J’ai toujours remarqué que dans ce regard, point de peur, la bête ne toise ni ne jauge, mais peut manifester de la curiosité. Ce moment où le sauvage accepte la présence sur son domaine de l’intruse que je suis, est un moment de grâce. 

     

    Avec Angèle, je ne veux pas me dérober, si je sors, je la laisse seule et ce n’est pas ce qu’elle m’a demandé. Peut-être quelques minutes se passent, je suis incapable de donner un temps à ce temps suspendu, jusqu’à ce qu’elle émette des borborygmes, des sortes de rots et des moments d’apnée très évidents, en fait tout simplement des râles agoniques. 

      

    Encore une minute et elle relâche l’étreinte. Je reste assise là, stupéfaite de la rapidité de ce départ en catimini avec sa main toute chaude dans la mienne, je me souviens que j’avais l’impression d’avoir un oiseau mort dans la main, un duvet frêle et velouté, et qu’il ne fallait aucune pression de crainte en trop serrant, d'abîmer le pelage. 

     

    Je suis restée là quelques minutes, en équanimité, en silence mais avec la sensation d’une présence sourde comme une mer étale qui plombe jusqu'aux molécules d'oxygène 

    Puis j’ai entendu qu’on me cherchait pour d’autres patients. Alors je suis vite sortie pour que personne ne vienne polluer ce moment. Je ne l’ai pas laissée, je lui ai juste donné encore quelques minutes de paix. 

     

    Une fois dehors, je n’ai rien dit. Je n’ai rien dit intentionnellement parce que je suis sûre que le calme, avant le remue ménage de ce qui n’allait pas manquer d'arriver, était un temps nécessaire de recueillement, le temps pour partir.  

    Quelques minutes plus tard, une soignante annonça effectivement le décès d’Angèle et le protocole se mit en branle. 

    Depuis, j’ai eu l’opportunité de vérifier combien le calme est important ; il faut chuchoter, tamiser la lumière, manipuler avec une infinie lenteur, protéger la personne d’interruptions saugrenues. 

    Ce petit secret m’accompagne toujours à chaque fin de vie. 

    bottom of page