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    Athanase

     

    Athanase a une démence débutante. C’est un très bel homme, il a 75 ans, il se tient droit, la tête haute, un charisme indéniable avec une pointe d’autorité naturelle qui impose distance et respect dans la relation. Cette prestance est posturale, mais sa gestuelle sans être ni sophistiquée ni maniérée est également distinguée. Athanase ponctue ses phrases, usant de ses longs doigts de pianiste pour s'étonner, s’exclamer, convaincre avec plus de vigueur. Il parle avec déférence, sans prétention, mais en faisant les liaisons aux mots, et des phrases claires sans pauses ni onomatopées. 

    Il est souriant, affable ; on sent la personne à l’aise en société. 

     

    Enfin ça c’est avant qu’on le connaisse vraiment, avant qu’il nous plaque au sol comme un rugbyman au Tournoi des 6 nations... ce qui fait évoluer le diagnostic de démence débutante vers démence carabinée (ce n’est pas du tout le terme médical approprié mais cette appellation nous fait du bien !). 

    Nous savons qu’il doit urgemment bénéficier d’une protection, mais nous sommes très en deçà au niveau de notre préparation. Son entrée dans un secteur protégé a pourtant été mandatée par la préfecture, suite à des actes de bravoure inédits.  

    Parce qu'Athanase n’est pas que pianiste... ancien haut gradé de l’armée, il reprend du service, ou croit reprendre du service.... Il a été retrouvé plusieurs fois complètement perdu à 500 kilomètres de chez lui, le réservoir de sa voiture vide, mais voulant absolument rejoindre des proches pour les mettre à l’abri d’un conflit international.  

     

    Arrivé dans le service, il veut contrer des attaques terroristes, notre petit Ehpad de campagne devenant un blockhaus à défendre. Fort de cette certitude, il se jette sur nous pour nous mettre à terre afin de nous protéger des tirs ennemis en criant “tous à terre”. C’est ce placage d’entrée qui n’est pas du goût des soignants mais nous sert de leçon sur la force qu’Athanase peut déployer. Depuis cette entrée fracassante, Antoine, notre factotum, surnomme Athanase “le Général” (entre nous), comme il surnomme une partie des résidents pour lesquels nous faisons appel à lui pour les problèmes techniques qu’ils peuvent poser, et c’est peut dire qu’Athanase va donner du fil à retordre à Antoine. 

     

    Une autre fois, Athanase parvient à mettre son lit en travers, et le basculer contre la fenêtre afin d'empêcher une intrusion d’une bande armée jusqu’aux dents. Il n’a de cesse de quémander quelques grenades afin de suivre son plan de défense. Son agitation monte crescendo, et déclenche les hostilités dans les chambres voisines. Antoine est repéré comme commandant de section, parce qu’il a des outils et une tenue de camouflage (qui est une simple salopette d’artisan). Pour “désamorcer” ce conflit local, Antoine a l’idée incroyable de déclencher l’alarme incendie et de lancer “ tous aux abris”. Obéissant, Athanase rentre dans sa chambre et se calfeutre.  

    On explique à Antoine (qui normalement n’intervient pas dans les prises en charge) que c’est une bonne idée de ne pas avoir contré son délire, mais qu’il ne faut tout de même pas nourrir ce même délire (en attendant, il nous a sortis d’un embarras certain).  

     

    Toutes ces péripéties arrivent sans préambule, et sans élément déclencheur. Athanase n’est pas aux aguets pour autant, juste très réactif lorsqu’il détermine un danger, auquel cas il met en branle tout un savoir-faire de combat et se transforme en matamore. Les agents d’entretien ont ainsi eu toutes les peines du monde à mener à bien le passage des serpillères dans le couloir parce qu’Athanase, responsable du déminage, était à quatre pattes devant le balai. 

     

    De temps à autre, il est triste, s'enferme dans sa chambre sans que nous en comprenions la raison. C’est Antoine (décidément investi dans ce cas) qui capte ce qui se trame dans la tête d’Athanase. Nous sommes dans un département de montagne, l’hiver rigoureux est prodigue en neige parfois pendant plusieurs semaines. Il s'avère qu’Athanase pendant ces périodes est persuadé d'avoir échoué dans sa mission et d'être reclus dans un camp en Sibérie. Et c’est encore Antoine qui trouve comment entrer dans sa tête pour le rassurer. Il lui dit qu’il est en fait dans les Alpes (ce qui est vrai) mais dans un camp de repos avec Mata Hari, Marthe Richard et quelques autres (décidément, nous n’avons pas réussi à brider la créativité d’Antoine). Toujours est-il qu’Athanase se propulse hors de sa chambre. 

     

    Le combattant est aussi fin musicien, nous nous servons de ce don préservé pour adoucir ses mœurs. 

    Même si son répertoire s'appauvrit au fur et à mesure de sa dégradation, sa séduction sur la gente féminine grandit. Il faut dire qu’il y met du sien, toutes ces consœurs espionnes vouent un intérêt non feint pour ce mélomane grand, fort et si prompt à venir les sauver de la fin du monde. Peu à peu, le piano et l’intérêt de ces dames atténuent les idées belliqueuses d’Athanase. Malgré tout, il se casse une jambe en voulant enlever les micros dissimulés dans le néon qui clignote.  Sans possibilité d’agir ni de jouer du piano, il devient grabataire en quelques jours, et meurt en un mois. Au moins se crut-il dans un hôpital militaire, rescapé d’une embuscade (d’après Antoine). 

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