
Gatien
Gatien marche plié en deux et, comme il est très grand, son corps le propulse vers l’avant, tant et si bien qu’il nous a offert plusieurs roulés-boulés dignes d’un cascadeur, et nous craignons une chute plus fatale.
Il a 90 ans et l’esprit alerte, il lit le journal tous les matins, suit ses comptes sur son ordinateur. Il ne rate pas un seul vote et dit à qui veut l’entendre, d’une voix cassée, qu'il force en soufflant pour donner un effet chevrotant : “je suis gaulliste, mais gaulliste social !”, le tout avec l’accent du général...
Il ne veut rien avoir à nous demander, et le plus compliqué est de prendre son linge ; Annie s’est “fâchée” plusieurs fois car il garde ses affaires sales pliées dans son placard et les remet comme s’il s’agissait de propres. A part cette petite guerre, Gatien vit sa vie sans problème et choisit l’Ehpad par facilité. Il va dans sa maison (qu’il a conservée et qui est dans la rue en face) tous les dimanches pour “vérifier que tout va bien”. Pour nous, c’est un monsieur très organisé, il a des rendez vous “en visio” avec sa fille qui vit en Grande Bretagne, il faut s’assurer que la connexion fonctionne bien, qu’on lui donne bien son journal, qu’il prend bien sa canne lors de ses déplacements pour éviter le saut en avant et qu’il n’oublie pas de venir à table (ce qui arrive quand il est pris par internet !!!).
Malgré tout, il fait plusieurs chutes coup sur coup, et chaque chute est un coup à son moral. Et comme si cela ne suffisait pas, son dentier lui joue des tours ; il le perd en ouvrant la bouche, il suit le mouvement mais avec un décalage. Il a donc une sorte de clapet à double mandibules dans lequel il lui arrive, en plus, de se mordre la langue. Ses dents grincent, s’entrechoquent et s’il parle en marchant dans le couloir, je vous garanti croire au revenant qui secoue ses chaînes.
Plusieurs visites chez son dentiste n’ont pas permis d’enrayer le phénomène lié à l’âge (je ne veux pas rentrer dans les détails mais la mâchoire maigrit... et changer de dentier ne change rien à l’affaire). Gatien s’est d’abord énervé puis, comme s'il en avait pris son parti, il ne nous en parle plus et on prend l’habitude de le voir claquer des dents.
Cependant et de façon concomitante, (mais nous n’avons pas fait le lien tout de suite), Gatien décide de vendre sa maison. Un notaire est mandaté et vient le visiter. L’affaire est en cours mais prend du temps. Il se passe presque un an avant que son bien soit vendu. Pendant ce temps, Gatien fait encore plusieurs mauvaises chutes qui, cette fois, l’invalident franchement ; il ne se déplace plus autrement qu'avec une aide car il refuse le fauteuil roulant (ce qui est très compliqué pour nous) et sa santé périclite.
Sa maison vendue, Gatien reprend rendez-vous avec le notaire qui vient le voir plusieurs fois dans sa chambre, c’est à ce moment que l’on comprend (enfin) qu’il fait un testament et que nous supposons qu’ensuite, une fois ses affaires réglées, il a en tête de partir. Nous supposons bien, car une fois les documents signés devant le notaire, Gatien nous demande de brancher une visio avec sa fille (il n’arrive plus à manipuler son ordinateur) et il nous dit :
- C’est pour lui demander de venir.
Sa fille me rappelle ensuite :
- Qu’est-ce qui se passe avec papa ? Pourquoi veut-il me voir, il a l’air d’aller plutôt pas mal.
- C’est difficile à expliquer, mais peut être votre père sent sa fin venir, et même si ce n’est pas demain, lui a un sentiment d’urgence, sinon il ne vous aurait pas appelée.
Sa fille soupire : “Ce doit être un caprice mais bon, je prends quand même un billet de train”.
Elle vient et ressort de la chambre de son père en larmes et complètement bouleversée. Gatien a simplement dit au revoir à sa fille de façon irrévocable et impérieuse. Je pense qu’il a dû aussi lui parler de ses affaires, qui sont “en ordre”. Elle n’a su que dire et repart dubitative et défaite.
Dans les jours qui suivent, Gatien se laisse tranquillement aller. Nous nous attendons à son départ et il n’y a pas de surprise quand, un matin, on le trouve mort dans son lit, il avait déjà les mains jointes.
​