top of page

    Gildas

     

    Gildas à 92 ans, il est non voyant, sa surdité est avérée et il n’a plus de dents. Ancien résistant, il a été capturé et torturé par la Gestapo et sa femme raconte (lui n’en parle pas) que toutes ses dents lui ont été arrachées une à une, mais qu’il n’a donné aucun nom et tous les camarades de son groupe furent saufs ; j‘appris plus tard qu’il fut torturé de multiples façons y compris le supplice de la baignoire, baignoire qu’il a fait retirer de sa salle de bain et qu'il conviendra d’éviter dans nos futurs soins. 

    Je pense que toute cette cruauté subie a dû avoir des effets délétères et je me demande ce que nous allons découvrir. 

    Pour revenir à sa dentition, il est impossible à appareiller, et de toute manière il ne supporte plus aucun soin buccal vécu comme une intrusion barbare, (j’imagine la résonance douloureuse des maxillaires avec l’ossature et la nervure qui y sont attachées). Il mange mouliné depuis des années et heureusement qu’il est non voyant, car les textures sont peu appétentes. Concernant la surdité, c’est lui qui refuse l’audio prothèse car il ne pourrait pas la gérer, de la même façon qu’il refuse qu’un tiers s’en occupe. 

     

    Sa femme et lui étaient très liés et engagés politiquement, et leur histoire commune est faite d’actions militantes. 

    Tous deux vivent dans une petite maison, mais elle ne parvient plus à faire face à ses invalidités et, pour une raison qui m’échappe à ce moment-là, elle ne veut pas d’aide à domicile. 

     

    Gildas accepte de bon gré de venir en maison de retraite, il comprend que sa femme ne peut plus subvenir à tous ses faits et gestes ; il s’inquiète juste de ne pas se repérer du fait de sa non voyance. Je me souviens de sa réponse à une question que je pose systématiquement lorsque je fais les visites de pré-admission (et que j'ai posé en hurlant) : 

    - Qu’est-ce qui est le plus important pour vous (dans le fait de venir vivre en maison de retraite) ? 

    Les réponses oscillent entre la possibilité des sorties en famille, des absences le week-end et sont essentiellement organisationnelles. 

    Gildas me répond du tac au tac : “la liberté”. Me voilà informée et la suite ne va donc pas m’étonner. 

    Sa femme et sa fille disent qu’elles vont venir régulièrement mais nous ne verrons pas sa femme et peu sa fille. 

     

    Nous accompagnons Gildas pour tous les actes de la vie quotidienne mais je vois que les soignantes sont gênées et les agents d’entretien ne veulent faire sa chambre que pendant son absence. 

    Très vite, elles en confient la cause... qui est l’activité d’onanisme répétée voire frénétique de Gildas. C’est à priori son passe temps favori et la fréquence de cette activité déconcerte. Comme il est malentendant et non voyant, il ne sert à rien de toquer à sa porte... puisqu'il n’entend ni ne voit notre présence. Il n’y a pas d'exhibitionnisme associé, il s’agit juste d’un monsieur qui n’a pas d’autres repères que lui-même. Aurait-il appris à se centrer sur lui-même pour la douleur comme pour le plaisir ? 

    Je comprends mieux la difficulté de la prise en charge à domicile. Pour maîtriser son intimité, il faut bouleverser nos plans de soin… mais ne nous dit-on pas suffisamment qu’il faut individualiser notre prise en charge ? Et donc, ce sera un aide-soignant, quand cela est possible (nous avons 3 hommes aides-soignants) qui l’aidera dans sa toilette, et le ménage se fera lorsqu’il est en salle à manger. 

     

    Nous pensons nous en sortir ainsi mais c’est sans compter le problème des visites. Sa fille vient peu mais il faut toute une stratégie mise en place à l’accueil pour nous alerter si elle vient le voir... de façon à aller dire à Gildas qu’il a une visite quitte à l’interrompre… Cela fonctionna 3 fois puis la quatrième, sa fille passa tandis que la secrétaire était occupée et ne la vit pas, sa fille rentra dans sa chambre et ressortit illico pour partir en coup de vent…. et de ce jour, nous ne la vîmes presque plus. 

     

    C’est compliqué de respecter un comportement qui nous trouble, car Gildas n’a plus les repères habituels, les freins sociaux ne le concernent plus, il est centré dans sa bulle sensorielle et il va bien. Il va tellement bien qu’il fait l’aller-retour seul pour venir dans la salle à manger, il va seul aux toilettes et n’appelle pas, il est gourmand et ne rate aucun repas et encore moins les desserts. Il semble apprécier les efforts d’Arthur et de ses plats mixés qu’il peut au moins sentir et goûter. 

     

    Il vit ainsi deux années (apparemment sans s’épuiser), et puis le déclin arrive, il s’alite définitivement et meurt en quelques jours... à peine 3 mois après le décès de sa femme qu’il avait peu revue. 

    ​

    bottom of page